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L’islam réunionnais selon Mme Marie France MOURREGOT
[color=green]Native de la région d’Angers, Marie-France Mourrégot habite toujours dans le Maine-et-Loire, après de nombreuses années à Paris. Spécialiste de langue arabe et de plusieurs dialectes (diplôme de Langues Orientales, licence d’arabe à la Sorbonne Nouvelle), elle intègre ensuite l’INALCO pour préparer un diplôme en civilisation islamique et cultures musulmanes et rédige un mémoire intitulé : “Les musulmans dans la société réunionnaise : similitudes et différences”. Puis, c’est à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS) à Paris, sous la direction de Marc Gaborieau, l’un des plus éminents spécialistes de l’Inde musulmane qu’elle prépare et soutient en 2008 (mention « Très honorable ») une thèse intitulée “Une alchimie à la gloire d’Allah : stratégies commerciales et institutions religieuses à l’île de La Réunion”. Ces deux travaux ont donné naissance au livre “L’islam à l’île de La Réunion”, publié chez l’Harmattan[/color]
[color=blue]J.I.R : En cette semaine de début de ramadam, la parole à une universitaire qui, depuis près de vingt ans, observe et analyse les communautés musulmanes de La Réunion. à travers le regard du chercheur pointe une admiration certaine pour cette harmonie réussie sur un territoire français.[/color]
[color=blue]J.I.R : Comment une chercheuse universitaire zoreil en est-elle venue à s’intéresser à l’islam à La Réunion ?[/color]
J’avais l’intention de me lancer dans un mémoire de maîtrise d’histoire consacré à la visite de l’émir Abdel-Kader à Paris en 1852, lorsque je suis allée en vacances à La Réunion chez un ami d’enfance. Nous étions au début des années 1990 et la métropole était régulièrement secouée par des “affaires” de musulmans : construction de mosquées qui posaient problème, filles exclues de leur collège parce qu’elles portaient un foulard en classe… Bref, je me suis rendue compte qu’à La Réunion, les choses se vivaient naturellement, sans poser de problèmes. J’ai donc décidé de laisser l’Emir Abdel-Kader reposer en paix et changé l’orientation de mes recherches pour m’intéresser à une communauté vivante qui semblait en harmonie avec la société dans laquelle elle était installée. J’ai consacré beaucoup de temps à la recherche de terrain effectuée au cours de nombreux voyages à La Réunion entre 1993 et 2008.
[color=blue]J.I.R : Vous parlez de “visibilité tranquille” de l’islam à la Réunion. Pourquoi ?[/color]
J’ai choisi ces termes par comparaison avec la situation de métropole, où construire une mosquée, obtenir un cimetière privé, ouvrir une école coranique, porter un hijab en classe était une source infinie de problèmes, exacerbés par les enjeux électoraux. Il est beaucoup plus facile de pratiquer sa religion pour un musulman à La Réunion. Il a “à sa portée” toutes les institutions, les infrastructures requises par la loi islamique pour l’accomplissement des rites. Les Réunionnais non-musulmans sont habitués à l’appel à la prière par haut-parleur, aux costumes islamiques dans les rues… Les minarets font depuis longtemps partie du paysage. Tous les symboles islamiques font désormais partie du patrimoine culturel réunionnais.
[color=blue]J.I.R : Peut-on véritablement parler d’un “islam réunionnais” ?[/color]
Oui. Bien sûr, le Coran et la Tradition du Prophète sont, sous toutes les latitudes, les fondements immuables de la loi islamique, mais la manière de pratiquer l’islam varie en fonction des pays, des sociétés. A La Réunion, les musulmans sunnites, d’origine indienne, se reconnaissent dans un islam turco-persan, et non pas dans un islam arabe. Ils ont des oulémas dont le Centre de légitimité se trouve en Inde, à Déoband, et qui professe un hanafisme strict. En ce sens, l’islam pratiqué à La Réunion est plus proche de celui qui est pratiqué en Afrique du Sud et à Maurice qu’en métropole. Les Gujaratis musulmans qui émigraient ont choisi La Réunion comme patrie. C’est là qu’ils ont voulu élever leurs enfants, où sont enterrés leurs parents, où ils ont leurs intérêts économiques et financiers. Ils ont voulu devenir Français choisissant de ce fait d’être régis par les lois de la République française et non pas par la Charia – la loi islamique – qui reste dans la sphère privée. L’islam réunionnais est un islam “ouvert”, modéré. Chacun peut pratiquer ou pas, observer les règles religieuses ou pas ; le croyant musulman est libre de mener sa vie à sa guise sans encourir de châtiment. Seul son Créateur appréciera ses actions au jour du Jugement. Cet islam “ouvert” dialogue avec les autres religions : le Groupe de dialogue interreligieux est particulièrement présent sur la scène réunionnaise et son président est un Indo-musulman.
[color=blue]J.I.R : Existe-t-il pour autant une “face cachée” de la pratique réunionnaise, moins ouverte, moins modérée ?[/color]
Je ne vois pas de “face cachée” de l’islam à La Réunion. Chez vous, tout est sous contrôle. Il existe un mouvement pour la propagation de la foi qui s’emploie à faire des musulmans de meilleurs musulmans, qui donnent une part importante de leur vie à “sortir sur le sentier de Dieu” pour aller, à La Réunion, dans les îles de l’océan Indien, etc., à la rencontre des musulmans et les inviter à calquer leur comportement sur celui du Prophète et de ses compagnons. Ce mouvement entraîne ses adeptes dans ce qui apparaît à certains autres musulmans, et aux non-musulmans, comme un repli, un enfermement. Apprécier leur nombre est impossible. Certains sont des piliers du mouvement de prédication, d’autres en font partie un temps ou de manière occasionnelle. Il ne s’agit pas d’un mouvement propre à La Réunion, il s’agit d’un mouvement transnational, la Tablighi-Jamaat, (mot ourdou pour « groupe de prédication »), né en Inde dans les années 1920 et arrivé à La Réunion en 1956. En tout état de cause, aucun de ces “missionnaires” ne songe à remettre en cause les institutions de la République : tous savent que dans aucun pays musulman, ils ne bénéficieraient des conditions de vie, de la liberté qu’ils ont à La Réunion.
[color=blue]J.I.R : Les Zarabs et les Karanes, venus de Madagascar, semblent parfaitement intégrés dans la société réunionnaise. En revanche, la place d’autres musulmans, comme les Comoriens et Mahorais n’est pas si simple. Existe-t-il des frictions, des inquiétudes quant à leur intégration “religieuse” ?[/color]
Les Karanes, qui sont des chiites, appartiennent à trois obédiences dont chacune a ses spécificités. Comme vous le savez, les Karanes ont trouvé leurs marques dans le département et appartiennent au monde socialement privilégié. A La Réunion, il n’existe aucun problème entre chiites et sunnites. Les Comoriens et Mahorais sont des musulmans sunnites comme les Indo-musulmans, ils appartiennent à une école juridique différente de ceux-ci, mais le rituel shaféite ne diffère du rituel hanafite que sur des points de détail. Ils peuvent donc prier ensemble, dans les mêmes lieux de culte. Cependant, Comoriens et Mahorais sont attachés à des pratiques étrangères aux Indo-musulmans, en particulier la célébration avec faste de l’anniversaire de la naissance du Prophète. Ils ont à cœur d’avoir leurs propres structures où ils peuvent se réunir et vivre leur foi selon leurs propres traditions (il existe une mosquée comorienne au Port). Il n’existe pas pour autant d’inquiétudes quant à leur intégration religieuse. Comoriens et Mahorais sont partie prenante de la communauté musulmane, ils ont participé à la création et à la mise en place du Conseil régional de culte musulman voulu par l’Etat. Il leur est demandé de se conformer aux règles en vigueur dans les institutions religieuses créées et gérées par les Indo-musulmans et de pratiquer leurs particularismes culturels, dans d’autres lieux.
[color=blue]J.I.R : Le terme zarab a-t-il toujours été assumé par les musulmans ?[/color]
Il a été employé par les Créoles lors de l’immigration gujaratie parce qu’à cette époque, tout ce qui avait un rapport avec l’islam était forcément “arabe”. On ne savait pas que la majorité des musulmans dans le monde n’est pas arabe et qu’en particulier, ceux qui vivent dans le sous-continent forment la plus grande masse musulmane du monde. Les Indo-musulmans réunionnais se sont habitués à cette appellation. Un Zarab est dans l’imaginaire collectif quelqu’un qui a de l’argent, quelqu’un qui a un magasin ! C’était vrai dans le passé mais, il y a des années que les choses ne sont plus celles-là. Les Gujaratis se sont installés à La Réunion dans la seconde moitié du XIXe siècle, disons à partir des années 1860. Ils ont ouvert des bazars où l’on trouvait tout mais principalement, des grains et des tissus. C’est après la départementalisation, dans les années 1950, qu’ils ont permis aux Réunionnais d’acheter près de chez eux des vêtements en prêt-à-porter qu’on appelait le “décrochez-moi-ça” et des meubles, d’abord des meubles “péi” fabriqués principalement à la Rivière Saint-Louis, puis des meubles importés.
[color=blue]J.I.R : En métropole, les musulmans font globalement partie des classes sociales les plus défavorisées, alors qu’ici, les Zarabs font partie des catégories plutôt à l’abri du besoin. C’est ce qui change tout ?[/color]
Effectivement. Les Zarabes ont une surface financière qui leur permet de peser sur les décisions politiques et économiques. Leur détermination à investir une grande partie de leurs bénéfices commerciaux dans les structures religieuses dont ils avaient besoin pour accomplir leurs pratiques religieuses a été totale dès les années 1890. Ils n’ont eu besoin d’aucun bailleur de fonds extérieur. De ce fait, ils sont maîtres de leurs choix et n’obéissent à aucune consigne, comme c’est le cas pour les musulmans de métropole qui récoltent des fonds au Maghreb ou dans les pays du Golfe et qui doivent, ensuite se conformer à des directives venues des généreux donateurs. Le problème en métropole, c’est que les musulmans sont “pluriels”, ils sont Algériens, Marocains, Tunisiens, Turcs, Africains, musulmans du sous-continent… Bref, toute une constellation d’origines d’où les enjeux de pouvoirs et les querelles intestines qui n’ont pas de raison d’être à La Réunion. Certes, l’homogénéité d’origine ne règle pas tout. Il existe parfois des dissensions, des sujets de controverse, mais tout se règle “entre soi”, sur un consensus.
[color=blue]J.I.R : Le modèle réunionnais est-il transposable en métropole ?[/color]
Sans doute pas. L’histoire montre qu’un modèle ne se transpose jamais. La Réunion est une terre d’immigration, elle s’est construite avec les apports culturels des uns et des autres. Les musulmans y ont bénéficié d’atouts exceptionnels. Ce qui est possible, c’est qu’en métropole, on s’inspire de ce qui a été possible à La Réunion et que l’on réfléchisse à ce qui peut être fait. Les musulmans de métropole pourraient aussi s’inspirer de la remarquable organisation des comités de gestion mis en place par les Gujaratis et créer des associations sur le modèle des Volontaires d’entraide musulmane (VEM) dont les services auprès des familles sont exemplaires.
[color=green]Entretien : David Chassagne du JIR
avec l’aimable autorisation de Mme MOURREGOT[/color]
Les Indo-Musulmans dans la société réunionnaise
Les Indo-musulmans dans la société réunionnaise
Sur le point de publier un important travail de recherche sur les Indo-musulmans de la Réunion, et devenue ainsi une des spécialistes connaissant le mieux cette communauté à la fois discrète et incontournable (comme elle le dit elle-même), Marie-France Mourrégot répond ici de façon détaillée à nos questions touchant aussi bien à l’histoire des « Zarabes » qu’à leur situation actuelle dans au sein de la population de l’île…
Interview
IR : Marie-France Mourrégot, pourriez-vous tout d’abord vous présenter à nos visiteurs ?
MFM : Me présenter est un exercice que je maîtrise mal… Angevine par ma naissance, j’ai longtemps vécu à Paris et en région parisienne. Je vis désormais en province, pas très loin de la ville de Nantes, associée comme on le sait à l’histoire de l’île Bourbon.
Je suis mariée, j’ai deux grands enfants, un garçon et une fille, et trois petites filles. J’ai étudié l’arabe et la civilisation islamique à l’INALCO et à la Sorbonne et j’ai soutenu une thèse (en cours de publication) sur la communauté sunnite d’origine indienne de La Réunion à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales à Paris, en 2008.
Depuis une quinzaine d’années, je suis associée à un groupe de recherche sur les minorités musulmanes en diaspora à l’EHESS.
IR : Qu’est-ce qui vous a amenée à vous intéresser au milieu indo-musulman de la Réunion ?
MFM : Rien ne me prédisposait à m’intéresser aux Indo-musulmans de La Réunion. Seul le hasard ou, si vous préférez, l’une de ces opportunités que la vie offre parfois et que l’on saisit ou pas m’a amenée à la rencontre de cette population qu’à La Réunion on appelle les Zarabes.
Alors qu’au milieu des années 1990, j’allais entreprendre un mémoire de maîtrise sur la visite de l’émir Abd el-Kader à Paris en 1852, je suis allée en vacances à La Réunion où l’un de mes amis d’enfance était installé depuis peu.
A cette époque, la métropole était agitée par des histoires de musulmans. Des jeunes filles étaient exclues de leur collège parce qu’elles portaient un foulard et régulièrement, un projet de construction de mosquée était prétexte à des remous au sein de la municipalité concernée.
A La Réunion, la visibilité tranquille de l’islam m’a « interpellée ».
J’ai donc changé l’orientation de mes recherches et me suis depuis lors consacrée à la minorité indo-musulmane qui vit chez elle dans ce département français. Mon envie de connaître son histoire, son itinéraire, sa manière de vivre, ses spécificités a rencontré la volonté de ses membres d’être mieux connus de leurs compatriotes et de la métropole. C’est ce qu’avec leur aide, je me suis efforcée de faire.
Une précision s’impose : les Indo-musulmans dont je parle avec vous sont les sunnites. D’autres Indo-musulmans vivent à La Réunion, ce sont des shiites qui vivaient à Madagascar avant d’en être chassés par les émeutes xénophobes dont ils ont été l’objet dans les années 1970. Ils ont leurs propres structures religieuses, leurs propres organisations communautaires. Les uns et les autres vivent en bonne intelligence.
IR : Selon vous, quels sont les faits et les traits les plus marquants de l’histoire de la présence indo-musulmane à la Réunion ?
MFM : Ce qui est frappant, c’est la manière dont ces immigrés ont réussi à imposer leur présence. Etre un groupe minoritaire dans une société d’accueil, quelle qu’elle soit, pose toujours des problèmes. Il faut trouver sa place, se faire accepter, vivre avec des codes culturels différents sans renier ses « valeurs », etc. Les choses sont difficiles.
Doublement minoritaires, sur le plan ethnique et sur le plan confessionnel, les Indo-musulmans sont devenus incontournables dans la société réunionnaise. Leur insertion n’a pas été facile mais elle s’est faite grâce à leur implication dans le commerce et dans le tissu associatif. Ils ont su « prendre le vent » et profiter de toutes les opportunités commerciales. D’abord, fournisseurs de produits de première nécessité, ils sont devenus partenaires économiques des Créoles ; ils se sont glissés dans les rouages de l’économie comme intermédiaires dans le commerce des productions agricoles de l’île puis se sont imposés dans l’importation de biens de consommation dont les Réunionnais auront de plus en plus envie après la départementalisation, et plus tard comme acteurs économiques de premier plan avec l’arrivée des grandes surfaces métropolitaines et des franchises.
Ce qui frappe surtout c’est la manière dont cette minorité musulmane a réussi à imposer ses institutions religieuses dans l’espace public de la très catholique île de La Réunion, à travers les lois laïques. Des commerçants prospères se sont groupés pour constituer un patrimoine de biens communautaires destiné à leurs pratiques religieuses et ils ont obtenu des autorités administratives les autorisations dont ils avaient besoin. D’abord l’autorisation d’élever une mosquée à Saint-Denis dès 1898 alors qu’ils n’étaient encore que 204 dans l’île. La mosquée Noor-E-Islam (Lumière de l’islam) de Saint-Denis a été inaugurée en 1905, alors que la mosquée de Paris ne le sera qu’en 1926, de par la volonté et avec l’aide du gouvernement français. Saint-Denis encore a été doté, en 1915, du premier cimetière musulman de France, (si l’on excepte, bien entendu, les départements français d’Algérie où la population était musulmane). Après Saint-Denis, les autres villes de l’île ont eu elles aussi leurs lieux de culte et d’enseignement et des espaces privés pour ensevelir leurs défunts. En résumé, les Gujaratis ont fait preuve d’une grande intelligence des situations, sachant très exactement comment se conduire pour se maintenir quand la société d’accueil ne voulait plus d’eux et comment ne pas choquer les non-musulmans.
IR : Pouvez-vous nous expliquer précisément quels ont été les premiers indo-musulmans sur l’île ?
MFM : C’est vraisemblablement au cours de la décennie 1850 que les tout premiers Indo-musulmans sont arrivés à La Réunion. En effet, les registres de l’Etat civil indiquent que huit « Arabes » sont décédés au cours de l’épidémie de choléra qui s’est abattue sur l’île en 1859.
Il ne pouvait s’agir que d’Indo-musulmans mais dans l’imaginaire collectif tout ce qui avait un rapport avec l’islam ne pouvait être qu’arabe ! D’où le nom de « Zarabes » (que les Indo-musulmans n’apprécient guère) qui continue de leur être attribué aujourd’hui.
L’arrivée des Indiens a été facilitée en 1862, date à laquelle le gouverneur a autorisé l’immigration libre à La Réunion.
Jacques Némo, auteur d’une étude sur les musulmans de La Réunion parue en 1983, a indiqué que les premiers hommes à avoir tenté l’aventure appartenaient à deux familles : les Zafar et les Fahim. Ils vinrent seuls et firent de fréquents séjours en Inde pendant plus de dix ans, se marièrent en Inde et revinrent pour s’installer à Saint-Denis et à Saint-Paul. Puis, ils firent venir des membres de leur famille respective et des compatriotes afin de permettre le développement de leurs activités. Paysans d’origine, ces hommes s’intéressèrent à l’agriculture dans la région de Saint-Paul, essentiellement à la culture de la canne à sucre. Zafar achetait des « bons » aux planteurs et les revendait aux Agents de change de Saint-Pierre. Les planteurs venaient s’approvisionner chez le commerçant musulman et obtenaient leurs marchandises avec des « bons ». Quelques autres s’adonnèrent à l’élevage, à la culture de la canne et du géranium.
Comme vous le voyez, les premiers Indo-musulmans installés sur l’île étaient à la fois agriculteurs et commerçants, combinant parfois la gérance de terres agricoles et celle de commerces. La plus importante vague d’immigration s’est produite entre 1920 et 1935. Celle-ci s’est arrêtée en 1946.
IR : Que représente, dans la société réunionnaise d’aujourd’hui, le fameux Nargoulan ou Nargoulam : symbole de syncrétisme religieux, relique dénaturée, emblème d’intégration sociale… ?
MFM : Vous avez à La Réunion un universitaire anthropologue qui a publié il y a une vingtaine d’années un livre passionnant intitulé Nargoulan, c’est Christian Barat. Il me paraît beaucoup mieux indiqué que moi pour vous dire ce que représente le Nargoulan, ce fanion orné de symboles islamiques (une main de Fatma, un croissant de lune et des étoiles) qui flotte en haut du mât que l’on trouve devant certaines « chapelles » tamoules, celle de Saint-Gilles-les-Hauts, par exemple. Les fidèles l’appellent le « Bondye lascar » (ce qui signifie le bondieu musulman) et lui font des offrandes. Personnellement, mais cela n’engage que moi, j’y vois le souvenir du syncrétisme religieux qui existait en Inde où les pratiques hindoues ont fortement imprégné les musulmans, minoritaires dans un environnement hindou, jusqu’à ce que des réformateurs débarrassent l’islam de tout ce que cet environnement avait substitué à la pureté des origines. Pas de syncrétisme religieux islam/hindouisme à La Réunion où les musulmans sont régis par les règles édictées par l’école théologique indienne de Déoband, celle qui a été créée par les réformateurs dont je viens de vous parler.
IR : Pour en revenir à l’évocation historique ébauchée précédemment, quelles sont les circonstances de l’implantation des « Zarabes » gujaratis à la Réunion et dans les pays avoisinants ?
MFM : Dans la seconde moitié du XIXe siècle, les musulmans indiens ont essaimé au-delà du sous-continent constituant une diaspora de plusieurs millions de personnes. Un certain nombre de Gujaratis sont partis en Birmanie, en Afrique de l’est, en Afrique du Sud et dans les îles de l’océan Indien.
Les raisons de partir étaient essentiellement des raisons économiques. Il s’agissait pour les migrants de chercher ailleurs un avenir meilleur grâce à des conditions économiques plus favorables que celles que leur offraient l’Inde et le Gujarat, en particulier.
Entre 1800 et 1870, l’Inde a connu une forte expansion démographique : la population s’est accrue de 150 millions de personnes. Dans le même temps, pour permettre le développement des filatures de Manchester, l’Angleterre fit copier puis exécuter par les machines anglaises les tissus réputés que les artisans indiens fabriquaient jusque là et en inondaient le marché. Face à cette concurrence impitoyable, les tisserands indiens ont été obligés de baisser leurs prix et finalement, de chercher un autre moyen de gagner leur vie. Nombre d’entre eux se sont tournés vers l’agriculture et la culture du coton qui alimentait les usines anglaises, grossissant la masse de gens qui avaient tellement de mal à faire vivre leur famille qu’ils durent un beau jour tout quitter pour chercher fortune au loin. D’autant plus que dans la deuxième moitié du XIXe siècle, la famine menaçait. Entre 1860 et 1861, la famine aurait provoqué quelque deux millions de morts en Inde du Nord.
Pour conclure, ce qui semble certain, c’est que la longue tradition marchande transocéanique des Gujaratis les a incités à partir à la recherche de nouvelles opportunités.
IR : L’intégration des Zarabes dans la société réunionnaise coloniale post-esclavagiste s’est-elle passée sans douleur ? Quel type de rapports s’est établi en particulier avec la population indo-réunionnaise des « Malbars » ?
MFM : Avant de parler d’intégration, il faut, je pense, parler d’insertion. L’intégration suppose que les immigrés se sentent concernés par l’avenir du pays où ils vivent. Les Indo-musulmans ont donné sens à leur insertion en étant présents sur toutes les scènes de la vie publique et collective, mais cela a pris du temps.
Lorsque les Gujaratis se sont installés à La Réunion, cela n’a dérangé personne mis à part le clergé local qui voyait d’un mauvais œil l’arrivée de ces païens. Les Indo-musulmans se sont d’abord installés près des rades : Saint-Denis, Saint-Paul et Saint-Pierre, où les bateaux apportaient des marchandises « du dehors » et emportaient les productions agricoles de l’île. Puis, ils se sont installés dans les villes où ils ont ouvert des bazars où l’on pouvait acheter des grains et des tissus puis toutes sortes de marchandises. Ils ont dérangé lorsqu’ils se sont mis à acheter les commerces des Créoles et à grignoter le monopole commercial qu’ils détenaient jusque là. Cela a été la même chose pour les Chinois. Dans les dernières années du XIXe siècle, la presse locale lance des campagnes anti-asiatiques. Ces campagnes seront amplifiées à chaque fois que l’île connaîtra des difficultés, cyclone, mauvaises récoltes, etc. Les difficultés seront mises au compte des Asiatiques qui sont alors tenus pour responsables de tous les maux et accusés de porter préjudice aux commerçants locaux. Des mesures seront prises pour taxer leurs marchandises et leur faire payer des taxes de séjour importantes. Bref, la campagne anti-asiatique la plus dure à laquelle les immigrés ont dû faire face a eu lieu en 1915 et 1916. Le climat était très tendu et des magasins zarabes ont été pillés. Tant qu’ils n’étaient pas français, les Asiatiques pouvaient être expulsés s’ils étaient en faillite ou s’ils faisaient l’objet d’une quelconque condamnation. Aussi les Gujaratis étaient-ils très discrets, s’efforçant de ne pas heurter la sensibilité des non-musulmans.
Ce qu’il faut remarquer c’est que les Zarabes étaient craints comme commerçants, détestés comme concurrents mais que leur appartenance à l’islam ne dérangeait personne. En ce temps-là, il faut bien dire qu’on connaissait peu de choses de cette religion et que les musulmans ne faisaient pas peur. Ils ont obtenu l’autorisation d’élever des mosquées, d’avoir leurs propres cimetières alors même qu’ils étaient violemment attaqués pour leurs pratiques commerciales.
Dès qu’ils l’ont pu, les Gujaratis ont voulu être français. Le premier a été naturalisé en 1914.
Ils se sont ancrés dans la société par des actions philanthropiques individuelles et collectives et se sont appliqués à soutenir des actions politiques, à être présents dans les manifestations publiques chaque fois que l’actualité le demandait. L’école, le service militaire, le sport ont été des outils d’intégration des jeunes générations. A partir des élections de 1945, les Zarabes ont été élus dans les conseils municipaux. Cela était un signe fort de leur volonté de participer à la destinée du pays dans lequel ils avaient choisi de vivre et c’était également un signe fort de la part de la société d’accueil qui acceptait que des « étrangers » participent à son devenir.
En guise de conclusion, on peut dire que l’intégration des Zarabes dans la société a connu des péripéties. Il a fallu la détermination des immigrés, qui ont fait le dos rond à certaines époques, qui ont attendu des jours meilleurs, mais qui sont restés là, pour qu’ils soient désormais des Réunionnais à part entière. La Réunion est leur pays. Leur attachement à l’Inde est fort mais il reste sentimental.
Leur indianité n’a pas entrainé de relations privilégiées avec ces autres Indiens que sont les Malbars dont l’histoire n’était pas la leur. Les Gujaratis sont arrivés libres, aucun agent recruteur n’est allé les chercher ; les Malbars sont les descendants des engagés qui ont travaillé pour des maîtres blancs. Comme vous le savez, le Gujarat et le Tamil Nadu, la côte de Coromandel, sont géographiquement très éloignés. C’est pourquoi un musulman du Gujarat ressemble davantage à un hindou du Gujarat qu’à un musulman du sud de l’Inde.
Ce qui s’est passé, c’est que les Gujaratis qui arrivaient à La Réunion étaient des hommes seuls, ils étaient célibataires ou avaient laissé leur femme en Inde dans la famille. Ils ont épousé ou vécu avec des femmes créoles ou malbaraises avec qui ils ont eu des enfants qui ont été élevés dans la religion de leur père. Comme vous le savez, il existe un certain nombre de musulmans réunionnais issus de ce métissage biologique gujarati/malbaraise.
Le principal point de divergence est d’ordre religieux. « Il n’y a d’autre dieu qu’Allah », les musulmans répètent cette formule tout au long de la journée. C’est pourquoi, pour les musulmans réunionnais, l’hindouisme avec ses multiples dieux, les pratiques religieuses des hindous ne sont pas de la foi mais du folklore. On s’en méfie… C’est pourquoi dans une famille musulmane, c’est toujours un drame qu’une jeune fille, une femme, veuille épouser un Malbar. C’est la pire alliance qui soit.
Sur le plan individuel, des relations existent, bien évidemment entre Malbars et Zarabes, ne serait-ce qu’au sein du groupe de dialogue interreligieux, mais leur indianité commune n’y est pour rien.
IR : Peut-on dire que, aujourd’hui, le milieu indo-musulman de la Réunion constitue une communauté ?
MFM : Votre question implique une autre question. « Qu’est-ce qu’une communauté » ? La réponse est complexe et entraine une autre question : « Qu’est-ce qui différencie une communauté d’une société » ? Mais ce n’est pas notre sujet.
Pour faire court, rappelons Max Weber pour qui la communautarisation est une relation sociale fondée sur le sentiment subjectif d’appartenir à une même communauté. Ce sentiment est conforté par l’existence d’une communauté objective, socialement construite et symbolisée par des institutions, des porte-paroles, des emblèmes, des rites et des mythes. La communauté possède des marqueurs symboliques, partagés par ses membres et qui la distingue des autres. Elle est pourvoyeuse d’identité.
Vous m’avez demandé si aujourd’hui le milieu indo-musulman de La Réunion constituait une communauté. A la lumière de ce que je viens de rappeler, je vous réponds : oui.
Il faut remarquer d’emblée qu’on ne parle pas de la communauté gujaratie de La Réunion comme on parle de la communauté bengladeshie de Londres. La communauté réunionnaise s’est construite non pas sur une appartenance ethnique mais sur une appartenance religieuse. C’est l’islam qui a été le ciment du groupe. Les immigrés ont construit des institutions religieuses qui ont distribué des rôles, défini des fonctions. La communauté a des représentants officiels qui sont connus, qui tiennent les rênes et qui sont les interlocuteurs des pouvoirs publics. Ils ont édifié dans l’espace public des marqueurs communautaires que sont les mosquées, médersas, cimetières. La communauté possède des temps forts d’identification communautaire : le Ramadan, les grandes fêtes musulmanes, les départs et retours du pèlerinage à La Mecque. Elle perpétue les traditions islamiques qui marquent les pratiques familiales de la naissance, du mariage et de la mort. Pour terminer, disons que la communauté indo-musulmane possède des frontières qui, symboliques, la distinguent des autres et qu’elle nomme ses « valeurs ».
IR : De nos jours, quel est le poids socio-économique du milieu Zarabe à la Réunion ?
MFM : Il m’est très difficile de dire avec précision quel est le poids socio-économique du milieu zarabe à La Réunion aujourd’hui. C’est un poids important aux mains de quelques uns, des plus grosses familles. Les chiffres que j’ai concernant la place des entreprises zarabes à La Réunion remontent à 2003 et sont donc obsolètes. Cette année-là, le groupe Ravate occupait la 8ème position, le groupe Cadjee la 12ème, le groupe Dindar la 20ème et le groupe Ghanty Royal, la 41ème Comme vous le savez, depuis, certaines de ces entreprises ont changé de mains, d’autres se sont transformées ou ont cessé d’exister. Cependant, les Zarabes ont toujours un poids économique important que ce soit dans le secteur du bâtiment, des importations, des textiles, etc. Surtout, ils sont à la tête d’un patrimoine foncier et immobilier très important dont ils sont de plus en plus souvent les promoteurs et les maîtres d’œuvres. Après l’âge d’or du commerce des années 1970, la donne a changé avec la démocratisation des voyages. Désormais, les Réunionnais ont pu aller dépenser leur argent ailleurs, surtout à Maurice et en métropole. Les commerçants réunionnais n’étant plus le passage obligé, ils ont anticipé et investi massivement dans l’immobilier et l’hôtellerie.
Enfin, les Zarabes sont depuis les années 1990 des commerçants franchisés de grandes enseignes métropolitaines et à ce titre jouent un rôle dans le maintien des commerces en centres-villes.
IR : Et quelle est, qualitativement et quantitativement, la contribution indo-musulmane à la culture réunionnaise ?
MFM : La contribution indo-musulmane à la culture réunionnaise ? La culture réunionnaise, c’est une histoire commune, un mélange de cultures construit par des hommes arrivés des quatre continents qui font que La Réunion est ce qu’elle est. La culture réunionnaise, ce sont les phénotypes que l’on rencontre au long des rues et qui témoignent du métissage biologique africain-malgache-indien du Sud-indien du Nord-chinois-blanc, ce sont les cases créoles avec leurs varangues et leurs lambrequins, c’est bien sur, la langue créole parlée par tous, l’incontournable cari quotidien, c’est la religion créole et ses aspects magico-religieux, le culte des saints prégnant à La Réunion, ce sont les tisaneurs et autres devineurs, la culture réunionnaise, c’est évidemment sa musique, c’est le maloya.
Les Gujaratis musulmans ont apporté un sang nouveau, leurs propres traditions culturelles et cultuelles, c’est en ce sens qu’ils ont enrichi le patrimoine culturel réunionnais et participent désormais de la créolité. Ils ont participé au métissage biologique de la population, ils ont affirmé leur présence dans l’espace public en y installant de nouveaux symboles culturels, des mosquées dont les minarets font depuis longtemps partie du paysage, avec l’ouverture de cimetières tellement sobres et dépouillés en comparaison de la luxuriance des cimetières municipaux. Ils ont depuis vingt-cinq ans ajouté des tenues islamiques aux silhouettes qui déambulent dans les rues et qui n’étonnent plus personne. De l’Inde, ils ont apporté leurs traditions culinaires adoptées par nombre de Réunionnais qui fréquentent leurs restaurants aux noms évocateurs. Les gâteaux indiens et les incontournables samoussas s’achètent partout.
Depuis quelques années, les musulmans s’efforcent de faire connaître leur culture par des expositions, des dégustations de briani et autres spécialités de l’Inde du Nord, des manifestations de solidarité, etc. Ils veulent mettre en valeur le volet culturel de l’islam qui est une religion mais aussi, ne l’oublions pas, une culture.
IR : Alors qu’aujourd’hui un certain débat sur l’identité nationale française débouche sur de nombreuses interrogations concernant la place de l’islam en France, vous semble-t-il que l’on puisse tirer des enseignements de la situation réunionnaise et de la place de l’islam dans l’île ?
MFM : Tirer des enseignements de la situation réunionnaise et de la place qu’occupe l’islam dans l’île est la grande affaire des Indo-musulmans. Ils veulent montrer à la métropole l’exemplarité de l’islam réunionnais et s’y emploient dès que l’occasion leur en est donnée (visite de personnalité politique ou universitaire, émission de télévision, colloques…). Ils ont longtemps souffert de ne pas exister pour les responsables métropolitains. Jamais conviés aux rencontres organisées par les différents ministres de l’Intérieur et des cultes, ils étaient écartés des manifestations au cours desquelles ils auraient pu faire part de ce qu’ils nomment : leur intégration réussie. Il leur a fallu attendre que soit organisée, en 1999, la Consultation appelée al-istishâra, sous l’impulsion de J.-P. Chevènement, pour véritablement prendre leur place dans les débats qui ont précédé l’organisation de l’islam en France qui a conduit à la mise en place d’un Conseil Français du Culte Musulman et des Conseils régionaux de culte musulman.
Imaginer transposer la situation réunionnaise en métropole ne serait pas réaliste. La Réunion est un cas à part ; les musulmans y ont bénéficié d’atouts qui les ont aidés à prendre une place majeure dans la société et à imposer leurs institutions religieuses sans heurts.
Les Indo-musulmans réunionnais ont tous les mêmes référents identitaires, une même origine géographique, le Gujarat, la même histoire et les mêmes codes culturels. Du point de vue religieux, il
s appartiennent à une même école juridique et leurs oulémas se réfèrent à une même école théologique indienne. En ce sens, leur communauté est un ensemble homogène qui n’a rien à voir avec la composition plurielle et complexe de la « communauté musulmane » qui vit en métropole. Algériens, Marocains, Turcs, Africains, Pakistanais, Comoriens etc. qui n’ont en commun que leur appartenance à l’islam (et pas toujours la même façon de le pratiquer) où les rivalités sont nombreuses et les enjeux de pouvoir importants. Le Conseil Français du Culte Musulman, s’il a un rôle de représentation auprès des pouvoirs publics, n’a pas de réel pouvoir sur ses « administrés ».
Différence importante avec la situation métropolitaine, le niveau socio-économique de la communauté musulmane réunionnaise. A La Réunion, l’islam a été implanté par une classe marchande disposant de revenus importants qui lui a permis de n’être tributaire d’aucune subvention, de n’être redevable à aucun bailleur de fonds étranger et ceci est très important.
Les Gujaratis ont donc pu organiser leurs institutions religieuses sans recevoir de directives de personne et ils ont remarquablement réussi. Des comités de gestion gèrent le patrimoine communautaire légué par leurs pères et ont à cœur de le préserver et surtout de l’accroître pour le transmettre à leurs enfants. Les Réunionnais ont des imâms et enseignants coraniques réunionnais qui parlent la même langue qu’eux, ce n’est pas le cas en métropole où nombre d’imâms viennent de l’étranger et parlent un arabe que les jeunes ne comprennent pas obligatoirement. Si parfois il arrive que la communauté connaisse quelque turbulence, cela se règle entre soi.
Les musulmans qui vivent en métropole appartiennent majoritairement à un groupe socialement défavorisé qui doit s’en remettre pour ses institutions religieuses à des décisions venues d’ailleurs, de généreux donateurs. Les Réunionnais ont les mains libres, eux, non.
Ce que la métropole pourrait peut-être apprendre de la situation réunionnaise, c’est qu’il est possible d’accepter que des musulmans vivent leurs rites et traditions islamiques sans que cela menace inexorablement les non-musulmans. Les choses ne seront pas faciles, des dynamiques identitaires pourraient bien ici comme là-bas remettre en cause un héritage de tolérance et de respect mutuel. Ceux qui pensent que la reproduction scrupuleuse des rites est une donnée immuable et ceux qui espèrent « une foi en quête d’intelligence » selon le vœu de Mohamed Arkoun n’ont pas une même vision des choses… Les musulmans métropolitains pourraient s’inspirer de l’organisation des Réunionnais et créer des associations d’entraide sur le modèle des Volontaires d’Entraide Musulmane dont le rôle auprès des familles est exemplaire.
IR : Avez-vous en projet de nouvelles recherches concernant la Réunion et les milieux d’origine indienne qui s’y trouvent ?
MFM : Pour le moment, non. J’attends la sortie de mon livre. Dans quelque temps peut-être… Inshallâh !
article issu du site http://www.indereunion.net avec l’aimable autorisation de son webmaster et de l’auteur de l’interview
VOILE : une loi qui pourrait « mettre le feu aux poudres » ?
A l’heure où les attentats redoublent en Irak et aux USA en représailles au ré-engagement américain en Irak, où la France à côté de l’U.E semble vouloir prêter main forte au président américain, voilà que Mr J.F COPE va proposer un décret de loi pour interdire la burqa en France
la position du député
Mr J.F COPE estime que « la burqa s’attaque à la diginité des femmes, porte atteinte à leur identité, et les coupe de toute vie sociale« . Pour lui » se masquer le visage ce n’est pas l’expression d’une liberté individuelle. C’est une négation de soi, de l’autre et de la vie en société »
le principe de liberté individuelle et de laïcité
En France, nous affirmons haut et fort notre droit à la différence, notre liberté de croyance et du libre exercice de nos coutumes. Nous sommes fiers de cette liberté individuelle par rapport au reste du monde. Beaucoup de jeunes femmes frôlent l’impudeur dans la rue, voire dans les collèges et lycées en dévoilant largement poitrine, ventre et fesses. D’autres exhibent ostensiblement de volumineuses croix pour affirmer leur appartenance religieuse. Leur en porte t’on grief ? Non, dans un pays où la liberté individuelle est reine, on respecte leur choix même si parfois on le désapprouve. Pourquoi en serait-il autrement pour les musulmanes dans un pays qui se prétend laïc et libre ? Celles-ci n’auraient-elles pas le droit de s’habiller comme elles le veulent dès lors que la pudeur est respectée. En quoi celà nous dérange t’il ?
Certains objecteront que ces femmes sont sous pression de leur communauté et ne sont pas vraiment libres de porter ou non le voile. Nous ne changerons malheureusement jamais les mentalités et les oppressions collectives. Si ces femmes sont dévoilées chez elles, elles « ne doivent pas susciter à l’extérieur la convoitise des regards masculins » selon le Coran… Le voile leur permet de sortir et de se méler à la foule. Interdire la burqa en France ne peut que générer pour certaines de ces femmes l’enfermement chez elles par leur familles et communautés les plus intégristes et les couper définitivement et totalement de toute vie sociale et culturelle. Et donc produire l’effet inverse de ce que nous recherchons… l’accès de ces femmes à un minimum de vie sociale.
une escalade en vue dans un pays qui se prétend tolérant
Que l’on soit favorable ou non, analysons les risques pour les pays européens : Après l’interdiction des minarets en Suisse, nous enfonçons le clou avec la burqa et le voile islamique. En effet, les intégristes de tout poil n’attendent que ce type de surenchère pour témoigner auprès de leur communauté notammnt en Europe d’une stigmatisation croissante de la communauté musulmane et reprendre des attentats dans nos pays dits libres. Déjà postés aux frontières de l’Europe (Algérie par ex avec « Al Quaïda ») voire au sein de celle-ci, (Angleterre notamment) ils n’attendent que ce type de provocation et d’escalade pour agir. Qu’il est dès lors facile pour un intégriste d’endoctriner des arabes en Europe en leur montrant qu’ils sont de plus en plus à l’écart de l’emploi, du logement et montrés du doigt jusque dans leur identité profonde et leurs coutumes ancestrales?
l’exemple de la Réunion
Il y a quelque temps était décidée l’interdiction en France de porter des signes ostentatoires à l’Ecole. A la Réunion, où se cotoient dans un respect mutuel une multitude de peuples venus du monde entier (Afrique, Europe, Madagascar, Chine et Inde notamment) chacun avait l’habitude de porter croix, poutou sur le front, voile partout sans que personne n’y fasse attention dans le respect de la différence de l’autre…
Lorsque cette loi est passée, de nombreux journalistes ont stigmatisé la communauté musulmane, la montrant du doigt, lui interdisant le droit à la différence, jugeant les jeunes femmes qui s’habillaient autrement. Du coup, alors qu’il n’ y avait jamais eu d’incidents précédemment, des jeunes filles agacées d’un collège du Sud et un peu plus tard d’un lycée du Nord ont décidé de venir en burqa dans leur établissement scolaire. Si elles se sont vues interdire-compte tenu de la loi- ce voile intégral par leurs professeurs et chefs d’établissement, leur famille est allée demander médiation au recteur d’académie. Celui-ci a finalement et intelligemment adopté une position de compromis en accordant le port du hijab (voile sur la tête dégageant le visage) à condition que le port du voile n’entraine pas le refus des cours de sciences naturelles par exemple…
Depuis, il n’ y a plus eu d’incidents à notre connaissance, mais ce type de loi pourrait-notamment en métropole où les relations inter-communautaires sont plus conflictuelles- mettre le feu aux poudres…
En conclusion
En conclusion, le choix d’un juste milieu entre tolérance et fermeté semble le bon. Ne prêtons pas la main aux intégristes qui n’attendent que ce type de loi pour faire monter la pression et respectons la liberté de chaque peuple dans un pays qui se fait fort de se montrer en modèle en la matière.
Shiva
Les 2 symboles islamiques majeurs : la mosquée et le cimetière
Marie-France Mourregot est Docteur en Anthropologie sociale et historique (E.H.E.S.S, Paris). Ce texte est originalement celui d’une intervention au colloque « Dialogue des cultures dans l’océan Indien occidental (XVIIe – XXe siècles) » à Saint-Denis de la Réunion en novembre 2008.
des musulmans à la Réunion depuis l’engagisme
Des documents d’archives attestent la présence de musulmans dans les cargaisons d’engagés indiens déversées à la Réunion pour travailler dans les plantations de canne à sucre. L’état nominatif des 268 Indiens embarqués à Yanaon pour Bourbon entre le 16 mars 1828 et le 6 août 1829 montre que 39 d’entre eux étaient qualifiés de « Musulmans »[1]. Les archives disent aussi que des esclaves comoriens, musulmans, furent vendus à des colons de Bourbon au temps de la traite. D’autres esclaves encore, dits « Arabes », recrutés sur le pourtour de la mer Rouge et « Malais », originaires des îles islamisées du Sud-Est asiatique étaient certainement « Mahométans ». Des Indiens musulmans libres, anciens marins, appelés « lascars » et des Malais libres ont été employés comme domestiques sur les habitations de la colonie, comme ouvriers : forgerons, charpentiers ou encore artisans.
Qu’ils aient été pratiquants ou pas dans leur pays d’origine, ces hommes forcés à l’exil sur une terre dominée par le catholicisme, où la solidarité ethnique était empêchée, n’ont pas eu les moyens de témoigner de leur appartenance religieuse. Le métissage aidant, les musulmans se sont fondus dans la masse de travailleurs malgaches, africains et surtout hindous dont les pratiques religieuses étaient tolérées, et ils ont perdu leur identité islamique. On retrouve leur trace dans des patronymes à consonance islamique – Goulamhoussène, Salem, Omerali…- qui sont portés par des Réunionnais non-musulmans.
Il existe aussi dans le paysage réunionnais, un symbole de cette présence islamique ancienne, aux contours flous, intégré à la pratique de l’hindouisme. Il s’agit du Nargoulam, divinité hindoue à qui est attribuée une origine musulmane, symbolisée par un mât au sommet duquel flotte un fanion (un pavillon) aux couleurs vives sur lequel figurent des signes considérés comme « islamiques » : une main de Fatima, un croissant de lune, une ou plusieurs étoiles, qui se dresse à l’avant d’un certain nombre de temples tamouls. Les fidèles hindous le nomment le « Bondye lascar » et lui font des offrandes et des prières.
puis des immigrés gudjerati en 2e moitié du XIXe siècle
Les immigrés gujaratis qui arrivent à la Réunion dans la seconde moitié du XIXème siècle ne sont donc pas les premiers musulmans à fouler le sol de l’île, mais, ce sont eux qui, choisissant de faire de la Réunion leur patrie, ont décidé de la présence visible de l’islam dans l’espace public. La réalité réunionnaise, terre de croyances plurielles, n’impliquait pas que les immigrés organisent leur culte dans l’ombre.
Comment les choses se sont-elles passées ? C’est ce que je me propose d’évoquer ici en privilégiant les deux symboles islamiques majeurs que sont la mosquée et le cimetière, retraçant leur histoire dans les villes de Saint-Denis et de Saint-Pierre.
J’emploierai indifféremment les noms : Goujaratis, Indo-musulmans et Zarabes qui désignent les mêmes personnes.
1- les pionniers
Partout, des hommes transplantés ont eu à coeur de posséder leurs propres institutions religieuses. « La répétition des gestes religieux devient pour l’homme transplanté plus vitale que leur signification théologique. La religion devient mémoire d’un peuple. »[2].
Commerçants installés dans les villes, les Gudjeratis ont pris l’habitude de prier ensemble, le vendredi, chez l’un ou chez l’autre, la prière en congrégation du vendredi étant une prescription coranique : « O vous qui croyez, quand vous êtes appelés à la salât le vendredi, hâtez-vous de venir adorer Dieu et cessez tout commerce ; cela vaut mieux pour vous, si vous saviez ! »[3]
Il leur fallait construire une mosquée, un lieu de prosternation (masjid). L’enjeu est de taille car le bénéfice spirituel promis est grand ; la Tradition rapporte que « la récompense pour les femmes est 27 fois plus grande si elles prient chez elles et 27 fois plus grande pour les hommes s’ils prient à la mosquée » ; un hadith[4] du Prophète rapporté par Al-Bukharî assure que « pour chaque pas qu’il fait, celui qui s’y rend obtient le pardon de ses péchés, Dieu le protège lors du Jugement dernier, les Anges l’assistent ». La mosquée, centre religieux, revêt pour les émigrés immergés dans une société où ils n’ont plus de repères un caractère majeur, elle est un lieu de rencontre et d’identification communautaire.
2- La première mosquée de France
C’est rue du Grand Chemin, l’actuelle rue Maréchal Leclerc, à Saint-Denis qu’en 1892 ceux que les Services de l’Immigration appellent les Indiens Mahométans de Bombay et que les Créoles désignent comme
« Zarabes » en raison de leur appartenance religieuse, achètent un bien immobilier destiné à devenir leur lieu de culte. Dans cette rue passante et dans les rues adjacentes, ils ont ouvert des commerces depuis une trentaine d’années et veulent que leur lieu de culte soit proche de leur lieu de vie afin de pouvoir respecter l’injonction coranique des cinq prières quotidiennes. Les acquéreurs de ce bien sont au nombre de cinq.
Cinq ans plus tard, les Gudjaratis, qui ne sont alors que 204 dans la colonie, 155 hommes, 18 femmes et 31 enfants[5] adressent, le 25 novembre 1897, un courrier à Monsieur Beauchamps, Gouverneur de l’île. Ils se présentent ainsi :
Les Musulmans habitant St-Denis et la Colonie, fidèles observateurs de la loi du prophète et respectueux des lois du pays.
Ils écrivent : « Pénétrés de la nécessité d’avoir un lieu de prière accessible à tous, nous, sous-signés avons l’intention d’élever une mosquée à nos frais, rue du Grand Chemin, N°111 sur un terrain nous appartenant. Nous venons en conséquence et sur l’inspiration d’Allah solliciter de votre haute bienveillance l’autorisation qui nous est nécessaire. Notre Mosquée sera entourée de murs et disposée intérieurement de façon à ménager les susceptibilités des autres confessions »[6]
Les Indo-musulmans, sujets britanniques, se savent les hôtes de la République française et ils ne veulent pas déplaire. Une décision administrative peut, à tout moment, les expulser du territoire français. Quelques semaines plus tard, leur demande est agréée. Le 8 janvier 1898, le Directeur de l’Intérieur leur répond « qu’il ne voit aucun inconvénient à l’établissement de cette mosquée » dont il autorise la construction sous réserve que ses entrepreneurs « se conforment aux lois et règlements en vigueur pour les réunions publiques »[7].
Comme l’ont fait avant eux leurs compatriotes de Maurice, ces
« entrepreneurs », tous commerçants, ont mis au point un système de contribution volontaire sur chaque sac de riz, de farine, de grains…vendu ; ils ont constitué une Caisse spéciale réservée à la construction de la mosquée. Des maisons de commerce de Bombay et de Maurice qui avaient des intérêts à la Réunion ont apporté leur contribution.
Le 28 novembre 1905 à l’occasion de la fête de ‘Id ul-fitr qui célébrait la fin du Ramadan, la mosquée Noor-E-islam, Lumière de l’islam, était inaugurée en grandes pompes.
L’île de la Réunion devenait détentrice de la première mosquée édifiée en France.[8] La mosquée de Paris ne sera inaugurée qu’en 1926.
A l’origine, la mosquée n’était pas uniquement un lieu de prière et d’enseignement, elle avait aussi un aspect social. Un espace appelé musâfar khâna était réservé aux voyageurs de passage qui pouvaient y être hébergés comme le seront plus tard des jeunes gens des
« quartiers »[9] admis au lycée à Saint-Denis. C’est aussi un endroit de partage où des repas sont organisés pour la rupture du jeûne, pendant le mois de Ramadan. Au fil des ans, cette mosquée sera rénovée, embellie, agrandie.
une réussite commerciale spectaculaire
La réussite commerciale spectaculaire des musulmans dans l’importation de marchandises nouvelles à la suite de la départementalisation, votée en 1946, les a propulsés au premier plan sur l’échiquier économique de l’île. Leur accession à la nationalité française leur a donné la sécurité. Aussi, la discrétion des origines n’était-elle plus de mise. A la suite d’un incendie, les responsables de la gestion du patrimoine communautaire ont décidé que la façade de la mosquée Noor-E-Islam, la grande mosquée de Saint-Denis, enchâssée dans une enfilade de locaux commerciaux zarabes, serait refaite en marbre blanc et vert et la construction d’un minaret de 32 mètres qui s’élève au-dessus de la porte d’entrée. Ces nouveaux bâtiments ont été inaugurés en 1979.
construction d’une seconde mosquée dans les années 60
Dans les années 1960, une seconde mosquée, la mosquée Al-Madina, Médine, dont le minaret s’élève à quelque 30 mètres a été construite dans le bas de la ville de Saint-Denis.
Éloignée du chef-lieu, la communauté musulmane de Saint-Pierre va, à son tour, vouloir posséder sa mosquée.
3- La mosquée de Saint-Pierre
L’année même de l’inauguration de la grande mosquée de Saint-Denis, la communauté musulmane de Saint-Pierre, grosse d’une quarantaine de personnes, procédait à l’achat d’un terrain, rue des Bons Enfants, en plein centre ville, là où les Goujaratis ont ouvert des commerces. C’est là que la première mosquée de Saint-Pierre, sobre avec des murs de pierres assemblées par un mortier de sable et de chaux et recouverte d’un crépi,[10] a été inaugurée, en 1913. Elle sera à plusieurs reprises agrandie, rénovée, embellie. En 1975, elle prendra sa forme actuelle, celle d’un majestueux édifice comportant cinq dômes et un minaret très effilé qui s’élève à 42 mètres. Elle est dotée d’une vaste salle de prière capable d’accueillir 1.200 personnes pour la prière du vendredi. Elle portera dès lors le nom d’Atyab ul-Masâjid : la plus parfaite des mosquées. Détail particulier, un grenadier et un palmier dattier, arbres sacrés de l’islam, ont été plantés là.
A la suite de Saint-Denis et de Saint-Pierre, toutes les villes de l’île auront leur mosquée, orientée vers la Mecque[11]. Année après année depuis plus de cent ans, les Indo-musulmans construisent, rénovent, agrandissent leurs lieux de culte. En 2002 a été inaugurée la somptueuse mosquée Mubârak – bénie- de Saint-Louis dont le minaret de mosaïques bleues s’envole à 33 mètres au-dessus des toits de la ville. En 2007, les musulmans de la Possession ont obtenu le permis de construire leur mosquée.
En 2008, les mosquées sunnites sont au nombre de quinze[12]. Certaines ont un minaret, d’autres n’en n’ont pas, certaines affichent un luxe ostentatoire, d’autres sont très modestes. Chaque communauté opère les choix qu’elle veut. A la Réunion, il n’existe pas de style architectural particulier, soulignons toutefois que les salles de prière ne comportent pas cette forêt de piliers que l’on peut voir ailleurs dans le monde, ici la lumière est privilégiée. La décoration intérieure comporte des panneaux de bois sculpté qui reproduisent en calligraphie arabe les attributs d’Allah, ses 99 noms. Le mihrab, niche qui indique la direction de la Mecque (qibla) et le mimbar (chaire) sont également en bois sculpté (bois des forêts de la Réunion comme le natte et le tamarin et, dans certains cas, en okoumé africain). Les portes d’entrée des mosquées, toujours en bois sculpté, sont très souvent l’oeuvre d’artisans comoriens.
Beaucoup de musulmans réunionnais attachent une grande importance au nikâh, contrat de mariage célébré à la mosquée et au passage des défunts pour un namâz janâza.[13] Les mosquées sont ouvertes à tous ceux qui le souhaitent, en dehors des heures de prières, pourvu qu’ils aient une tenue décente. Des visites sont organisées à l’occasion des journées du patrimoine et, à la demande, pour les scolaires et les visiteurs. La célébration du centenaire de la grande mosquée de Saint-Denis, du 7 au 13 novembre 2005 a donné lieu à des manifestations culturelles d’envergure auxquelles ont été conviés tous les Réunionnais et les touristes de passage.
Singularité réunionnaise, dans un département français, l’appel à la prière, lancé par haut parleur, de une à trois fois par jour, selon les villes, rythme les journées de tous.
Le second symbole islamique bien intégré dans l’environnement est le cimetière musulman que les musulmans appellent : kabarstan[14].
4 – Le cimetière musulman de Saint-Denis
Si le cimetière est toujours un lieu chargé d’émotion, il est, à la Réunion, un endroit magico-religieux frappé de superstitions et d’interdits où la diversité culturelle s’exprime au grand jour. Les tombes des Chinois, des Hindous qui voisinent avec celles des Créoles arborent des signes particuliers, parfois ostentatoires, qui permettent de les identifier au premier regard. Les tombes des musulmans ne sont pas là.
Les musulmans ne sont pas enterrés dans les cimetières municipaux mais dans leurs propres cimetières ou dans des espaces clos qui leur sont réservés à côté du cimetière municipal.
C’est en 1900 que les commerçants gujaratis vivant à Saint-Denis ont décidé d’avoir leur propre lieu de sépulture afin de pouvoir enterrer leurs défunts dans le strict respect des prescriptions coraniques. Jusque-là, huit tombes leur avaient été attribuées dans un espace non béni du cimetière municipal de Saint-Denis. En exil, mourir pose presque plus de problèmes que vivre : les musulmans ne peuvent pas être enterrés avec les chrétiens. L’éloignement géographique de leur terre natale rendait tout rapatriement impossible.
Ils adressent une demande au Gouverneur pour être autorisés à posséder un lieu de sépulture. « Leur religion veut en effet qu’ils aient un lieu de sépulture spécial bien différencié de ceux des chrétiens où ils puissent sans apporter aucun trouble aux manifestations religieuses des autres cultes, procéder dans le calme et la tranquillité aux cérémonies qui sont prescrites par la religion musulmane »[15]
Une fois encore, ils veulent se faire discrets. Mais, l’Administration, se retranchant derrière la loi de 1881, qui a interdit l’existence de cimetières confessionnels, et un décret municipal de 1884 interdisant toute différence de traitement fondé sur des différences de croyance, leur refuse l’autorisation de construire un cimetière privé. Ils n’abandonnent pas pour autant le projet qui pour eux est un devoir. C’est pourquoi, en 1911, un commerçant se porte acquéreur d’un terrain de 3150 m² situé en face du cimetière de l’Est. Et, à la faveur d’un changement de couleur politique des élus locaux, les musulmans réitèrent leur demande.
Une enquête commodo incommodo est ouverte qui déclenche la colère des habitants du quartier du Butor, concernés par l’implantation du futur cimetière. En effet, dans l’imaginaire créole, les âmes des non-baptisés, qui n’ont pas reçu de sépulture chrétienne, ne peuvent pas trouver le repos et, condamnées à errer indéfiniment, elles torturent les vivants.
Cependant, malgré l’opposition des riverains, la mise en conformité des lieux est réalisée et le 25 juin 1912, l’autorisation tant espérée est accordée. Les travaux d’aménagement peuvent commencer.
En 1915, l’île de la Réunion est une nouvelle fois pionnière en matière d’institutions religieuses islamiques : elle possède le premier cimetière musulman de France.
En métropole, un cimetière musulman sera créé à Bobigny par décret du 4 janvier 1934. Réservé à l’inhumation des musulmans décédés à l’hôpital franco-musulman de Bobigny (devenu Avicenne), le décret du 23 février 1937 en assouplira le régime permettant à des personnes décédées ailleurs qu’à l’hôpital de pouvoir être inhumées dans ce cimetière.[16]
5- Le cimetière musulman de Saint-Pierre
A l’instar des musulmans de Saint-Denis, ceux de Saint-Pierre, obligés d’ensevelir leurs défunts dans le cimetière municipal[17], manifestèrent l’intention d’avoir leur propre lieu de sépulture. C’est un commerçant de Saint-Denis qui, en 1923 acheta, dans ce but, un terrain de 10.000 m² à Saint-Pierre. Le Gouverneur Lapalud ayant accordé l’indispensable autorisation, le deuxième cimetière musulman de France, le cimetière musulman de Saint-Pierre fut inauguré en 1924.
Les choses n’ont pas toujours été aussi faciles que ces exemples le laissent à penser ; la communauté de Saint-Benoît s’est heurtée à une suite de refus dans les années 1928-1937 mais, dans l’ensemble, les musulmans qui ont de bonnes relations avec les pouvoirs publics et que les élus courtisent ont, le plus souvent, obtenu des autorités les autorisations demandées.
En 2008, l’île de la Réunion dispose de cinq cimetières musulmans sunnites privés dans les villes de Saint Denis, Saint Pierre, Saint Paul, Saint Louis et Le Tampon. Dans les villes de Saint-Benoît, Saint André, Le Port, Cilaos et St Joseph, la communauté musulmane bénéficie d’espaces séparés, avec une entrée indépendante, dans la continuité du cimetière municipal dont ils sont séparés par un mur.
A quoi ressemble un cimetière musulman sunnite à la Réunion ?
Le contraste avec la luxuriance des cimetières catholiques, toujours fleuris, est saisissant. A l’ombre de frangipaniers, le cimetière musulman est un espace d’une grande sobriété. Les tombes, orientées dans la direction de la Mecque, ne reflètent rien des disparités sociales de la communauté. Hormis quelques tombes anciennes marquées en gujarati, elles sont toutes semblables : un rectangle de terre battue, dont les contours sont soulignés d’un encadrement en ciment, parfois peint en blanc. Une petite stèle, dans le même ciment blanc, porte une ou plusieurs inscriptions en français, parfois en arabe, qui indiquent l’identité de ceux qui reposent là. Ici, pas de marbre, de tombeaux, encore moins de mausolées, pas de photos non plus. En souvenir d’un geste du Prophète, la plupart des tombes portent un arbuste, des plantes à fleurs, dont la vie-même est remémoration d’Allah. A la Réunion, le cimetière appartient à la communauté, c’est un bien waqf – de mainmorte – les familles n’ont pas à acheter de concession. Ici, comme à la mosquée, on ne rencontre pas de femmes ou très exceptionnellement et seulement accompagnées de leur mari. Les femmes n’assistent pas aux enterrements.
6 – Comment les Indo-musulmans sont-ils parvenus à imposer leurs structures islamiques dans l’espace public réunionnais ?
Sur cette terre de croyances et d’appartenances plurielles où la religion est prégnante, ils se sont inscrits dans une démarche trans-générationnelle consistant à acquérir des biens destinés à la gloire d’Allah et à les transmettre à leurs enfants. On observe la détermination sans faille des immigrés des premières générations qui, ne comptant que sur eux-mêmes, se sont groupés pour acheter des biens inaliénables qui sont devenus officiellement patrimoine communautaire, des années plus tard, grâce à des transferts de propriété en faveur des associations de gestion qu’ils ont créées. L’islam ne faisant pas peur, les Indo-musulmans ont bénéficié de la tolérance des pouvoirs publics et de l’appui des élus locaux avec qui les dirigeants de la communauté ont toujours entretenu de bonnes relations. Leur réussite commerciale leur a permis de ne pas avoir à solliciter de bailleurs de fonds étranger et de rester libres de leurs choix. Elle leur a donné un poids considérable avec lequel les politiques ont du compter. Héritiers de leurs aînés, les Indo-musulmans de la période contemporaine construisent et font fonctionner leurs institutions sur les fonds propres des associations qui gèrent les biens waqf (de mainmorte). Année après année, depuis plus de 100 ans, les fidèles font des dons, des legs, en argent ou en biens fonciers, qui permettent aux comités de gestion de mener à bien les projets qu’ils initient. Les Réunionnais font appel à la solidarité des Gujaratis établis à Maurice, en Afrique du Sud, en métropole…qui ne se dément pas. Un hadith du Prophète rapporté par le savant Al-Bukharî ne dit-il pas : « Celui qui construit une mosquée, Dieu lui bâtit une maison au Paradis » ?
Lorsque les Indo-musulmans Shiites que l’on appelle les « Karanes » se sont installés à la Réunion, dans les années 1970, ils ont tout naturellement voulu posséder, comme à Madagascar, leurs propres structures religieuses. Les Khodjas Ithna Asheris ou Duodécimains ont construit une mosquée à Sainte-Clotilde, à l’ombre de l’Hôtel de la Région et près de l’Université : la mosquée Shia Ithna Ashérie Djamatte. Ils en ont une autre, à Terre Sainte, près de la ville de Saint-Pierre. Les Bohras ont depuis 1999 la leur à Sainte Marie ; construite selon le modèle des mosquées fatimides, la mosquée Anjuman Saïfee est la première mosquée bohra de France. Les Ismaéliens Nizarîs, fidèles de l’Aga Khan ont aussi la leur.
Les uns et les autres ont également leurs propres cimetières à la périphérie de Saint-Denis.
Conclusion
L’implantation de symboles islamiques dans le paysage réunionnais avec l’édification de structures religieuses marquait l’affirmation et le maintien d’une identité collective spécifique. Elle était également le signe visible de la volonté des immigrés Indo-musulmans de ne pas être des voyageurs de passage, mais de faire de la Réunion leur pays, de s’y sentir en sécurité. C’était aussi une manière de s’approprier l’espace, de s’ancrer dans la société d’accueil, de s’y enraciner par leurs morts.
Les Gudjeratis ont manifesté, avec la même conviction, la volonté de conserver et de perpétuer leurs traditions ethno-religieuses, celle d’être des citoyens français, régis par les lois de la République et des Réunionnais à part entière. Pour les pionniers, l’islam était une valeur-repère autour de laquelle ils ont construit leur communauté. Pour leurs descendants, les valeurs qu’il prône sont source de fierté. Au fil des ans, l’enrichissement de la communauté s’est traduit dans l’espace public par le considérable embellissement, agrandissement des mosquées qui, avec les églises, les temples hindous, les pagodes chinoises, font désormais partie intégrante du patrimoine culturel de l’île.
On est à la Réunion à des années-lumière des turbulences engendrées en métropole par tout projet de création d’une institution religieuse islamique. C’est pourquoi, ces descendants d’immigrés, fiers de leurs valeurs et de ce qu’ils appellent leur intégration réussie, voudraient faire de « l’islam réunionnais » un modèle pour les musulmans de l’hexagone.
Ce qui a été possible sur un caillou perdu dans l’océan Indien, où les appartenances plurielles sont la règle, pourrait-il être réalisé dans l’hexagone où les habitudes, les exigences, les peurs sont autres et où tout est différent ? Comment ce qu’une petite minorité d’individus ayant la même origine et la même histoire, a pu construire pourrait-il servir d’exemple à une population composite, beaucoup plus nombreuse, dont les origines, les histoires et les obédiences forment un véritable kaléidoscope ?
sources bibliographiques
[1] Sully-Santa Govindin, Les engagés indiens, Saint-Denis Réunion, 1994, Azalées Ed, 192 pages, p.27
[2] Claude Prudhomme, Histoire religieuse de la Réunion, Paris, 1984, Karthala, 369 pages, p. 321
[3] Coran, Sourate 62, versets 9-11
[4] Hadith : paroles attribuées au Prophète par des sources autres que le Coran
[5] 61 hommes, 10 femmes et 18 enfants vivent à Saint-Denis. Annuaire de l’île de la Réunion 1897
[6] Archives de la Réunion ADR 7 V 2
[7] Archives de la Réunion ADR 7 V 2
[8] Départements algériens mis à part
[9] Mot créole pour désigner un bourg
[10] Amode Ismaël-Daoudjee, Les Indo-musulmans Gujaratis, la Réunion, 2002, Grahter Ed, 174 pages, p. 114
[11] Le Nord-Ouest à la Réunion
[12] L’une d’elles, la mosquée El-Shaféî, dans la ville du Port, est une mosquée comorienne
[13] Prière spéciale pour les défunts. Ce rite est peu ou pas pratiqué en métropole.
[14] Kabar : mot arabe signifiant : tombeau.
[15] ADR 2 O 136
[16] A condition d’avoir obtenu l’autorisation de la Direction Générale de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris.
[17] Les registres de l’État civil mentionnent les premiers décès en 1900 in Amode Ismaël-Daoudjee, 2002, p.79
NDLR : A noter qu’un guide-conférencier fait découvrir la richesse des différentes religions de l’île-dont l’Islam- On pourra le joindre au 0262 58 02 50 0262 58 02 50
Un livre tiré de sa thèse consacrée aux indo-musulmans de la Réunion sortira au printemps 2010 chez l’Harmattan
Marie-France Mourregot – 2009
L’Europe Islamisée ?
L’Europe Islamisée ? : l’opinion d’un essayiste indien.
Selon certains journalistes et intellectuels américains et européens, l’Europe serait en voie d’islamisation. Pankaj Mishra, un essayiste et romancier musulman de l’Inde relativise ce propos.
La position de ces journalistes.
Ainsi, Christopher Caldwell, journaliste américain affirme : « les musulmans sont en train de conquérir les villes européennes rue après rue … » Lire la suite de cette entrée »