La question de la subjectivité dans la philosophie taoïste
La Nature précède l’Homme : la question de la subjectivité dans la philosophie taoïste*
par Roger Wei Aoyu
La subjectivité est-elle une grande absente dans la philosophie chinoise, en particulier dans la philosophie taoïste ?
Pour répondre à cette question, nous essaierons, dans un premier temps, de comparer la notion de subjectivité en Europe et en Chine, pour constater que les références à la subjectivité sont différentes ; dans un deuxième temps, nous analyserons la question de la subjectivité dans la philosophie taoïste dans ses trois aspects liés aux problèmes du droit, de la liberté et du pouvoir. Ce qui nous conduira, en dernière partie, à la conclusion que la notion de subjectivité dans la philosophie taoïste est une notion qui n’est pas absente et que les réflexions que Lao Tse, philosophe taoïste, a faites en la matière, nous invitent à mieux réfléchir sur des questions qui se posent à l’Homme depuis le début de la civilisation et auxquelles il fait face encore aujourd’hui.
Il est vrai que la subjectivité est une grande invention de la philosophie occidentale, car dans la littérature philosophique chinoise (taoïste, confucianiste et bouddhiste), nous ne saurions trouver nulle part une définition de la subjectivité au sens occidental du terme. Or cela ne revient absolument pas à dire que la question elle-même de la subjectivité y est absente. Au contraire, elle a été traitée de façon tout à fait particulière tant dans la philosophie taoïste, dans la philosophie bouddhiste, que dans la pensée confucéenne, mais de façon différente par rapport à la manière dont les philosophes occidentaux l’interrogent. Nous nous limiterons ici au champ de la philosophie taoïste, car la façon dont le philosophe Lao Tse pense cette question est très représentative dans la philosophie chinoise.
En Occident, la question de la subjectivité se pose, pour être simplifiée, en quatre périodes historiques distinctes. La première, celle de la Grèce et de l’Empire romain. L’humanisme grec, les droits romains, concourent à affirmer la place centrale de l’Homme (le sujet) dans le monde naturel qui l’entoure (l’objet). L’Homme, en tant qu’espèce ou en tant qu’individu, est un sujet de Droits divers : il a droit à la liberté et au bonheur. Il étudie la Nature, l’observe, l’explique et l’explore. L’Homme a fondé à cette époque les premières sciences épistémologiques et les sciences diverses (éthique, mathématiques, pour n’en citer que quelques unes) au service de l’Homme (sujet pensant) pour connaître la Nature (objet pensé). A cette période d’affirmation du homo centrisme, vient s’ajouter une deuxième période, celle de la négation, au Moyen Age en Europe, où la place centrale du sujet qu’occupe l’Homme dans la Nature a été détrônée par la religion chrétienne avec la christianisation en Europe continentale en faveur d’un Dieu omniscient, omnipuissant et omniprésent. Dieu est considéré comme Sujet créateur du monde naturel, et de l’Homme en particulier. L’Homme retrouve sa place de l’objet créé, avec son péché originel condamné, avec sa volonté de vouloir savoir et connaître le monde naturel, volonté refoulée et châtiée, pour se soumettre au pouvoir et à la volonté absolus de Dieu qui domine tout, tout le temps et partout. Face à un Dieu tout puissant, l’Homme n’a plus ni droit, ni liberté, ni pouvoir. Son bonheur dépend du salut par Dieu. La troisième période est la négation de la négation et le dépassement : la Renaissance et les Lumières ont permis aux Européens de reconstituer le sujet et la subjectivité face à Dieu. L’Homme, désormais affranchi, retourne au centre de la planète, retrouve ses droits, sa liberté et son pouvoir par rapport à la Nature et par rapport à Dieu. Il retrouve son autonomie et son indépendance. Il est libre arbitre de lui-même. Il est désormais lancé dans sa course au bonheur, à son émancipation et à son épanouissement. Ce sont ses droits à acquérir. C’est le temps moderne qui commence, suivi de l’industrialisation, des révolutions technologiques successives et triomphales, avec les progrès acquis et les crises que traverse de manière alternative l’Homme qui ne connaît plus de contrainte, sauf celle technologique. Aujourd’hui se voit venir la quatrième période, celle du retour aux fondamentaux, dans le contexte d’une crise gravissime et urgentissime déclenchée par le réchauffement climatique de la planète avec une perspective qui semble échapper au contrôle de l’Homme, qui lui, s’avère de plus en plus vulnérable face à la Nature. C’est désormais la survie ou la mort de l’Homme-Sujet qui est en jeu : l’Homme s’interroge de nouveau sur cette question de la subjectivité, mais en termes différents par rapport aux grandes interrogations précédentes.
En Chine, en revanche, dès les premières réflexions philosophiques au sens strict du terme (autour de 600 ans av. JC), la question de la subjectivité se pose déjà en terme de la place que prend l’Homme dans la Nature. Philosophe de la philosophie de la Nature selon les termes de Leibnitz, Lao Tse place la Nature au centre de l’Univers. Selon ses argumentations sur la genèse de l’univers dans son livre majeur « La Voie et la Vertu », c’est la Nature ( créatrice ) qui précède l’Homme, c’est la Voie naturelle qui crée tout, y compris les êtres vivants, y compris l’Homme ( objets créés ). La Nature est omniprésente, omnipuissante, permanente, elle suit sa propre loi ou sa propre Voie dans son automouvement, une loi ou une voie que l’Homme n’arrive même pas à connaître, ni à comprendre. L’Homme n’a qu’à se soumettre à cette loi, à cette voie : l’Homme n’a qu’à les suivre telles quelles. La Nature, ainsi que sa voie, a pour caractéristique d’être impartiale, autonome et indépendante de toute volonté qui lui est extérieure : elle n’a pas d’a priori idéologique, elle rejette tous les attributs que l’Homme lui attribue : les valeurs, la vertu, la morale, la justice, ainsi que le jugement de valeur. La Nature, originaire de tout, Mère (et non le Père !) de tout, représente seule le Sujet absolu, incontestable dans l’univers. Elle est non aliénable. Elle est la référence unique et substantielle de la société humaine.
Face à la Nature, l’Homme, humble éphémère, n’est qu’un objet parmi bien d’autres. Selon Lao Tse, l’Homme, tout minuscule qu’il est, vient de la Nature et y retourne finalement. Par conséquent, primo, l’Homme doit reconnaître que sa place d’objet est prédéterminée face à la Nature qui est le véritable Maître du monde. Donc la liberté de l’Homme par rapport à la Nature est problématique, si ce n’est une présupposition illusoire. Secundo, la société humaine ne doit s’organiser et se gérer, qu’en transposant le modèle d’autogestion, d’auto génération de la Nature. Nul ne peut faire autrement, sinon il sera puni par la loi de la Nature. Tertio, l’Homme, objet créé qu’il est, n’a pas à défier la place du Sujet créateur de la Nature en l’explorant, en l’exploitant et en la mettant au service de l’Homme en proie à ses multiples désirs à assouvir. Etant donné que la Chine n’a pas connu de religion transcendante dans son histoire ancienne, la place du Sujet de la Nature n’a jamais été mise en cause par un autre sujet comme Dieu en Occident. Même pour l’Homme, qui prétend constamment être capable d’étudier la Nature, de l’observer, de l’expliquer ou de l’explorer, cela ne changera rien, puisque la Nature permanente est inconnaissable par l’Homme impermanent ; sa loi ainsi que sa Voie sont aussi inconnaissables, puisque l’objet pensant n’accèdera jamais, selon Lao Tse, au mystère impénétrable du Sujet pensé. Ce qui rend la mission épistémologique encore plus improbable pour l’Homme pensant, c’est la langue, outil pensant, qui n’est pas naturelle mais artificielle et qui n’aide nullement l’Homme à faire ni une définition, ni une nomination, ni une proposition, ni une argumentation pertinentes lui permettant d’atteindre la vérité, d’autant moins que la soi-disant « vérité » connue de l’Homme, demeure relative, partielle, impermanente et donc impertinente. Ce sera d’un grand intérêt pour nous de lire et relire le premier chapitre de « La Voie et la Vertu » de LaoTse, entièrement consacré à la philosophie du langage, car il nous permettra de bien comprendre, pourquoi, selon Lao Tse, l’Homme, Objet pensant, n’arrive jamais à penser correctement le Sujet pensé, et par conséquent, sur le plan épistémologique, pourquoi l’Homme n’a pas droit à revendiquer sa place de sujet, encore moins sa subjectivité dans la Nature.
C’est de cette logique que Lao Tse a développé ensuite, ses principes de « non agir », de « non désirer » et de « non savoir ». D’abord, le « non agir » ne veut pas dire que l’Homme n’agit pas, ou n’a pas droit à agir, mais il nous dit que l’Homme doit agir dans le sens de la Nature, dans le sens de la Voie de la Nature et non dans le sens inverse. En d’autres termes, l’Homme doit respecter la Nature, respecter la loi et la voie de la Nature et se trouver en harmonie avec elle. Pour un souverain, un prince, comme il assume un pouvoir plus étendu, dès qu’il se met à agir, il déclenchera nécessairement une conséquence d’une plus grande ampleur : Lao Tse adresse donc spécifiquement son discours, à cette catégorie d’être humains de pouvoir et d’influence pour qu’ils puissent pratiquer strictement le principe de « non agir », ou pour qu’ils pratiquent le principe de « non agir » exactement comme la Nature : le bon prince laissera faire, laissera le peuple vivre comme ce dernier le souhaite, laissera penser ou agir le peuple comme ce dernier le veut, au lieu d’imposer sa propre volonté en dérangeant le peuple et en dénaturant la Nature par ses propres actions insensées et contraires au sens indiqué par la Nature. C’est ainsi que le prince qui pratique le principe de « non agir » trouvera, selon Lao Tse, sa meilleure popularité dans un Etat, et que le peuple, le plus grand bonheur sous son règne. En clair, le prince ou le souverain, tenté par l’exercice de son pouvoir absolu, se doit de s’abstenir d’exercer ce pouvoir.
Deuxièmement, « non désirer » ne veut pas dire que l’Homme doit vivre sans aucun désir, mais qu’il ne doive absolument pas abuser de ses désirs. La philosophie taoïste reconnaît que l’Homme est un animal aux multiples désirs, mais le problème réside dans ce qu’il ignore que le désir, ainsi que son abus, est l’origine de tous les maux. L’Homme ignore également que son ennemi le plus redoutable, l’ennemi numéro un de sa propre liberté, ce n’est pas la Nature qu’il ne cesse de conquérir et dominer, mais exactement ses propres désirs à combler. L’Homme ignore enfin qu’il est lui-même prisonnier de ses désirs indomptables. Le mal capital consiste à ce que l’Homme porte ses désirs au contre sens de la Nature, jusqu’à ce qu’il porte atteinte à la Nature et détruise celle-ci afin d’assouvir ses propres fantasmes. L’Homme, selon Lao Tse, doit vivre et rester dans son état naturel, de manière simple, sobre et modeste. Il doit enfin se contenter de ce que la Nature lui offre avec une grande générosité, sans lui demander le moindre retour, pour pouvoir survivre et procréer avec toute sérénité. Quand l’Homme franchit le seuil de ce qui est juste nécessaire, il s’aliène, il rompt ses liens initialement harmonieux avec la Nature et il se dirige vers sa propre dépravation, sa propre chute et sa propre fin, en démolissant en même temps sa propre maison qui n’est rien d’autre que la Nature elle-même. Quand l’Homme est aliéné, il ne sera plus question de sa liberté car il n’en disposera d’aucune. Dans la Grèce ancienne, Epicure a dû répondre une fois à une question qui lui est posée, à savoir : « comment être plus riche ?» Sa réponse est on ne peut plus claire: « Il ne s’agit pas d’accroître sa richesse, mais en réduire le besoin ». Certes, Epicure ne parle pas de la même chose que Lao Tse, mais la logique reste la même. L’Homme est aliénable non seulement par la société, mais aussi par ses propres désirs extravagants, par sa propre volonté de pouvoir : pouvoir politique (domination) et économique (la recherche de la richesse), bref, la volonté du pouvoir personnel. Le discours d’Epicure peut nous aider à mieux comprendre Lao Tse dans un contexte de mondialisation dominée uniquement par le modèle du marché et de la société de consommation. En un mot, par le modèle d’une société aliénée par rapport à son état naturel.
Troisièmement, le non savoir ne veut pas dire que le savoir lui-même est à condamner, mais il s’agit de distinguer le vrai savoir du faux savoir. Le vrai savoir est la sagesse qui apprend aux gens à vivre en harmonie avec la Nature et en suivant la Voie naturelle, à vivre en liberté authentique et non aliénée, car par là même, les gens seront, grâce à ce savoir, libérés de leur prison de désirs fantasmatiques. Bref, il pousse les gens à vivre en philosophe, à acquérir un savoir être. Or le faux savoir, ou le pseudo savoir, est celui qui, propulsé par la volonté de satisfaire tous les désirs de l’Homme, y compris ceux les plus pervers, incite les gens à explorer et exploiter la Nature sans mesure, pour mettre cette dernière au service des désirs débridés de l’Homme. Lao Tse sait de quoi il parle puisque lui-même était, avant de rédiger son livre « La Voie et la Vertu », ancien président de la bibliothèque nationale, période durant laquelle il a lu des tonnes et des tonnes de livre. La tentation du savoir, de la curiosité est pourtant très forte chez l’Homme, car le savoir est le pouvoir. Au nom du savoir, on s’attribue une certaine légitimité du pouvoir politique, économique, social et culturel. D’autant plus que le savoir sur la Nature génère le désir de la conquérir et le désir d’exercer le plein pouvoir sur elle. En un mot, le désir de dominer la Nature, la tentation non maîtrisée du faux savoir, risquent d’entraîner l’Homme vers sa propre fin, sa propre disparition. Car non seulement la Nature précède l’Homme, mais elle assistera aussi à la fin de l’espèce qui ne respectera pas sa Voie : l’Homme n’est guère la première espèce à s’être effacée de la Nature.
En conclusion, la notion du sujet, de la subjectivité, est une notion liée au droit, à la liberté et au pouvoir, en Occident comme en Chine. Quels sont les droits des êtres humains par rapport à la Nature ? Quels sont les droits de la Nature par rapport à l’Homme ? Quelle est la vraie définition de la liberté de l’Homme face à la Nature? Quelle est la liberté de la Nature ? Existe-t-il une liberté humaine au-delà de la limite imposée par la Nature ? Quel est le pouvoir de l’Homme sur la Nature ? Quel est le pouvoir de la Nature sur l’Homme ? Quel est le pouvoir, les droits de l’Homme face à Dieu ? Quel est le pouvoir, le droit de Dieu sur l’Homme ? Le culte du progrès, le culte des sciences et des technologies peuvent-ils se substituer au culte de la Nature, au culte de Dieu ? Face à la Nature, l’ambition et la volonté de l’Homme trouveront-elles leurs frontières ? Bref, quelle est la nature du lien entre la Nature et l’Homme ? Autant de grandes questions qui nous sont posées de manière ouverte, et qui poussent les philosophies du monde entier à y réfléchir et à y répondre, d’une façon ou d’une autre. Lao Tse y a apporté sa propre réponse il y a plus de 2600 ans, mais il nous semble que sa philosophie de la Nature peut encore nous livrer quelques pistes de réflexions aujourd’hui. Au moins, il sert à nous rappeler à un fait, à une évidence : la Nature précède l’Homme.
Aidés de cette conclusion, nous pourrons repenser le discours tenu par Karl Marx au XIXe siècle en pleine révolution industrielle, à savoir « changer le Monde » sur le plan politique, économique et social. Aujourd’hui, nous en avons constaté les conséquences, positives ou négatives. Tout est une question de mesure, dit-on. Tout est une question de point de vue, dit-on également. « Changer le monde » pose déjà des problèmes : changer le monde de manière démesurée le fera davantage. Pour l’Homme, qui est grand conquérant de la Nature jusqu’à présent, puisqu’il rêve aujourd’hui de coloniser la Lune et Mars, mais qui est aussi grand perdant quant à la préservation du patrimoine de la Nature, sa propre et unique maison-refuge, est-il temps de se poser des questions plus que jamais fondamentales : avant de changer le monde, faudra-t-il changer d’abord l’Homme lui-même ? Faudra-t-il changer ses propres visions du monde, de la Nature, des droits, de la liberté, du savoir et enfin, du pouvoir ? Faudra-il repenser ses liens avec la Nature ?
*Note : Zhuang Tse (2300 ans av. JC), disciple et héritier spirituel de Lao Tse, a quant à lui développé la philosophie taoïste, 300 ans après la disparition dans le désert du Maître. Il se penche surtout sur la question de la liberté et de son aliénation. Tenus à respecter le nombre de page, nous préférons l’aborder dans un autre article dédié.
Cette peinture de Shi Tao (17e siècle), illustre parfaitement le poids de la Nature (sujet) sur un être humain (objet). Elle accompagne un poème de la Dynastie de Tang, composé par Liu Zongyuan: » Parcourant milles monts, on n’aperçoit nulle trajectoire d’oiseau, ni même la moindre trace d’un être humain. Pourtant, il y a un bateau gelé dans une rivière, et un vieux pêcheur, assis dedans, en train de pêcher de la neige ».
Très taoïste et bouddhiste: le concept du grand vide qui est l’essence même de la Nature.